Le Culte des Jumeaux au Dahomey
Le culte des jumeaux au Dahomey puis au Bénin s'inscrit dans un ensemble plus vaste de croyances et de pratiques religieuses profondément ancrées dans les sociétés de l'Afrique de l'Ouest. Ce culte, pratiqué de manière prépondérante chez les peuples Adja, Fon et Anago, est le reflet d'une cosmologie où les forces surnaturelles et l'organisation sociale sont intimement liées. Pour comprendre pleinement cette vénération, il convient d'examiner le rôle symbolique des jumeaux, leur place dans les structures sociales, et la manière dont cette pratique perdure dans un contexte de changements culturels et religieux.
La Genèse du Culte des Jumeaux
Comme documenté par Christian Merlo en 1977 dans le numéro 22 d'Arts d'Afrique Noire :
En 1830, les frères Lander, lors de leur expédition visant à découvrir le cours et l'embouchure du Niger, observèrent que des femmes portaient de petites figurines en bois représentant des enfants. Depuis lors, de nombreux voyageurs et ethnographes ont documenté le culte dédié aux jumeaux décédés, notamment Melville Herskovits. Celui-ci mit en évidence que si l'on trace une ligne nord-sud sur une carte du Nigéria occidental, les jumeaux sont vénérés à l'ouest de cette ligne, tandis qu'ils sont perçus avec aversion à l'est.
Cependant, selon T.J.H. Cappel, qui enquêta au sein des populations Yoruba, il fut autrefois courant de mettre à mort les jumeaux ainsi que leur mère, la naissance de jumeaux étant considérée comme un châtiment des Orisha. C'est à Isokun, un village proche de l'actuelle Porto-Novo (ancien Dahomey), qu'une famille reçut pour la première fois l'autorisation de l'oracle Ifa de préserver en vie ses jumeaux nouveau-nés. Cet événement, daté vers 1750, fit école parmi les souverains Yoruba, instituant la vénération des jumeaux. Ce fait est fondamental pour dater l'origine du culte, dont les racines se trouvent probablement dans les sociétés fon et éwé, bien avant que les statuettes de jumeaux Yoruba n'apparaissent, dont l'ancienneté ne dépasse pas la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Le statut sacré des jumeaux : des êtres à part
Dans les sociétés traditionnelles béninoises, les jumeaux, appelés ibeji chez les Anago (descendant des Yoruba du Nigéria) et hohovi (enfants de Hoho, un esprit qui symbolise la dualité) chez les Adja et Fon, sont considérés comme des êtres dotés d'une essence divine. Contrairement à d'autres cultures où les naissances multiples pouvaient être perçues négativement, au Bénin et auparavant dans le Dahomey, elles sont généralement célébrées comme une bénédiction. Cela tient en grande partie à la croyance que les jumeaux sont des émanations directes du monde des esprits, ayant une proximité unique avec les forces surnaturelles.
Les jumeaux sont ainsi perçus comme des intermédiaires entre le monde des vivants et celui des divinités. En effet, leur venue au monde est interprétée comme une manifestation tangible du pouvoir des ancêtres ou des dieux. Ils incarnent une dualité sacrée, reflétant souvent les concepts d’équilibre et d’harmonie cosmique.
Culte des jumeaux et religiosité : les rites et pratiques
Le culte des jumeaux s'accompagne de nombreux rites et pratiques rituelles. Ces cérémonies servent à honorer les jumeaux et à s’assurer de leur bienveillance. Il est courant, par exemple, que les familles confectionnent des statuettes à l’effigie des jumeaux, tout comme les fameux Ibeji des Yoruba (culte identique bien que plus tardif mais plus documenté). Ces objets rituels, souvent sculptés dans du bois, sont investis d’une signification spirituelle et sont traités comme de véritables membres de la famille, en particulier lorsqu’un des jumeaux décède. Il est alors nécessaire de poursuivre le lien avec l'esprit de l’enfant décédé par le biais de ces représentations, garantissant ainsi la protection et la prospérité de la famille.
La confection de ces statuettes, autrefois profondément ritualisée, obéissait à des prescriptions précises. Le sculpteur devait notamment représenter fidèlement le sexe du défunt et parfois intégrer des éléments liés aux conditions particulières de la naissance, comme les positions du fœtus, qui présageaient de la destinée de l’enfant et dictaient des noms rituels. Le sculpteur, qu'il soit un maître ou un artisan de village, façonnait minutieusement le bois selon des proportions mémorisées, dégageant peu à peu les formes des corps, têtes et membres à partir d’un cylindre de bois brut. Ces œuvres étaient ensuite polies, parfois pyrogravées et ornées de colliers de perles rituelles. La taille des statuettes variait généralement entre 10 et 25 cm, et leurs caractéristiques stylistiques reflétaient la diversité des sculpteurs et des traditions locales.Ces œuvres portaient également les marques distinctives des clans ou confréries auxquels appartenaient les défunts, exprimées à travers des scarifications rituelles ou des symboles comme des triangles représentant des accidents de naissance. Ainsi, chaque statuette était conçue sur mesure pour refléter la dimension mystique de l’individu disparu.
On observe souvent que ces statuettes, bien qu’inspirées par des enfants décédés, ont l’apparence d’adultes. Ceci s’explique par la volonté de l’artisan de rendre visibles les attributs sexuels ou d’incarner la puissance symbolique de la maturité. La diversité des styles reflète également l’évolution des pratiques artistiques. Certains sculpteurs jouissaient d’une grande renommée, attirés par les cours royales, où ils diffusaient leur art, contribuant ainsi à la création d’un art de cour raffiné qui influença les productions populaires. Le style de chaque sculpteur était unique, fondé sur la transmission de techniques et de savoir-faire issus d’une tradition ancienne.
Des offrandes, généralement constituées de nourriture ou d'objets symboliques, sont faites pour apaiser les jumeaux et les maintenir dans un état favorable. Les familles implorent leur protection et leur bénédiction, car il est également admis que des jumeaux mécontents peuvent semer le désordre dans les affaires humaines, apportant des maladies ou d'autres calamités.
Les familles ayant des jumeaux sont souvent perçues comme privilégiées. Cette relation spirituelle leur confère une forme de protection, mais elle impose aussi des responsabilités rituelles spécifiques. La vénération des jumeaux doit être entretenue, non seulement pour le bien-être de la famille immédiate, mais aussi pour garantir l'équilibre et l'harmonie au sein de la communauté.
Le Culte des Jumeaux aujourd'hui dans la République du Bénin (Ex.Dahomey) :
Avec le déclin des pratiques traditionnelles au Bénin (et la disparition du culte au Nigeria depuis les années 50), le rituel s'est simplifié. Les mères achètent aujourd’hui des statuettes en série au marché, dépourvues des signes distinctifs autrefois gravés par les sculpteurs. Toutefois, l'observance du principe de la dualité perdure et le culte est toujours actif à ce jour au Bénin et au Togo voisin : les jumeaux, vivants ou symbolisés, doivent être traités de manière strictement identique. Les statuettes doivent bénéficier des mêmes soins, vêtements, et rituels que les enfants vivants, afin d'éviter d'offenser le génie protecteur et de provoquer sa colère.
Bien que profondément enraciné dans les croyances locales, le culte des jumeaux a dû s'adapter aux bouleversements sociaux et religieux des derniers siècles. Avec l’arrivée du christianisme, de l’islam, et plus récemment des mouvements pentecôtistes, certaines de ces pratiques traditionnelles ont été remises en question ou rejetées. Cependant, loin de disparaître, le culte des jumeaux a su s’intégrer dans les nouvelles configurations religieuses. Il n’est pas rare de voir des familles qui, tout en se déclarant chrétiennes ou musulmanes, continuent d’honorer leurs jumeaux à travers des pratiques ancestrales.
En parallèle, le renouveau des religions traditionnelles et l'importance croissante du tourisme spirituel au Bénin ont permis au culte des jumeaux de trouver une nouvelle vitalité. Des cérémonies sont organisées pour les visiteurs en quête de découverte de ces traditions, et le culte est parfois réinterprété dans des contextes plus modernes, tout en restant fidèle à ses racines.
Un culte au carrefour de l’histoire et de la spiritualité
Le culte des jumeaux au Dahomey (actuel Bénin) est un exemple marquant de la manière dont les croyances religieuses traditionnelles peuvent structurer la vie sociale, spirituelle et culturelle. Ancré dans une conception du monde où les forces invisibles et les relations familiales sont étroitement imbriquées, ce culte témoigne de la profondeur des cosmogonies ouest-africaines et de leur capacité à perdurer et à s’adapter face aux défis contemporains.
L’importance des jumeaux dans la culture béninoise ne se limite pas à une dimension purement religieuse. Ils incarnent également un modèle de cohésion sociale, de respect des ancêtres et d’équilibre entre les mondes visible et invisible. C'est cette richesse symbolique et spirituelle qui a permis au culte des jumeaux de survivre à travers les siècles et de continuer à influencer la vie culturelle et religieuse du Bénin aujourd'hui.